lundi 27 avril 2015

Oscar Wilde: Le Rossignol et la Rose

"Elle a promis de danser avec moi si je lui apportais des roses rouges", s'écria le jeune Etudiant; "mais il n'y a pas une rose rouge dans tout le jardin."

De son nid dans le Chêne Vert, le Rossignol l'entendit; il regarda à travers le feuillage et s'étonna.

"Pas une rose rouge dans tout le jardin!" s'écria l'Etudiant, et ses beaux yeux s'emplirent de larmes. "Ah! de quelles petites choses dépend le bonheur! J'ai lu tout ce qu'on écrit les sages, et tous les secrets de la philosophie sont miens, et cependant, faute d'une rose rouge, ma vie devient infortunée."

"Voilà au moins un véritable amant", dit le Rossignol. "Nuit après nuit, je lui ai chanté sans le connaître; nuit après nuit, j'ai dit son histoire aux étoiles, et voici que je l'aperçois. Ses cheveux sont aussi sombres que la fleur de jacinthe et ses lèvres aussi rouges que la rose de son désir; mais la passion lui a fait un visage de pâle ivoire et la douleur lui a mis son sceau sur le front."



"Le Prince donne un bal demain soir", murmura le jeune Etudiant, "et ma bien-aimée sera à la fête. Si je lui apporte une rose rouge, elle dansera avec moi jusqu'à l'aube. Si je lui apporte une rose rouge, je la tiendrai dans mes bras, et elle penchera sa tête sur mon épaule, et ma main pressera la sienne. Mais il n'y a pas de rose rouge dans le jardin, et je resterai assis et délaissé, et elle m'ignorera; Elle n'aura de moi nul souci, et mon cœur se brisera."

"Voilà, en vérité, un véritable amant", dit le Rossignol. "Ce qui fait mon chant fait sa souffrance; ce qui est joie pour moi est peine pour lui. Vraiment, l'Amour est une chose merveilleuse. Il est plus précieux que l'émeraude et plus rare que la fine opale. Les perles et les grenades ne le peuvent acheter, on ne le trouve pas non plus au marché. On ne peut l'acquérir chez les marchands, ni le peser dans la balance contre de l'or."

"Les musiciens seront assis dans la galerie", dit le jeune Etudiant, "ils joueront de leurs instruments à cordes, et ma bien-aimée dansera au son de la harpe et du violon. Elle dansera si légèrement que ses pieds ne toucheront pas le sol, et les courtisans dans leurs gais atours s'assembleront autour d'elle. Mais elle ne dansera pas avec moi, car je n'ai pas de rose rouge à lui donner." Et il se laissa tomber sur l'herbe, enfouit dans ses mains son visage et pleura.

"Pourquoi pleure-t-il?" demanda un petit Lézard Gris en filant près de lui, la queue dressée.

"Pourquoi, en vérité?" dit un Papillon qui, en voletant, poursuivait un rayon de soleil.

"Pourquoi, en vérité?" murmura une Pâquerette à sa voisine, d'une voix basse et douce.

"Il pleure pour une rose rouge", dit le Rossignol.

"Pour une rose rouge?" s'écrièrent-ils; "comme c'est ridicule!" et le petit Lézard, qui était quelque peu cynique, se mit à rire à gorge déployée.

Mais le Rossignol comprenait le secret du chagrin de l'Etudiant; il restait silencieux dans le Chêne et songeait au mystère de l'Amour.

Il étendit soudain ses ailes brunes et prit son vol. Il traversa le bosquet comme une ombre, et comme une ombre il vogua par le jardin.

Au centre de la pelouse, il y avait un beau Rosier et, quand il le vit, il vola vers lui et se posa sur une branche.

"Donne-moi une rose rouge", s'écria-t-il, "et je te chanterai ma plus jolie chanson."

Mais le Rosier secoua la tête.

"Mes roses sont blanches, répondit-il, "aussi blanches que l'écume de la mer et plus blanches que la neige des montagnes. Mais va voir mon frère qui croît autour du vieux cadran solaire, peut-être te donnera-t-il ce que tu désires.

Et le Rossignol vola vers le Rosier qui croissait autour du vieux cadran solaire.

"Donne-moi une rose rouge", s'écria-t-il, "et je te chanterai ma plus jolie chanson."

Mais le Rosier secoua la tête.

"Mes roses sont jaunes", répondit-il, "aussi jaunes que les cheveux de la sirène assise sur un trône d'ambre, et plus jaunes que le narcisse qui fleurit dans le pré avant que le faucheur ne vienne avec sa faux. Mais va voir mon frère qui croît sous la fenêtre de l'Etudiant, peut-être te donnera-t-il ce que tu désires."

Et le Rossignol vola vers le Rosier qui croissait sous la fenêtre de l'Etudiant.

"Donne-moi une rose rouge", s'écria-t-il, "et je te chanterai ma plus jolie chanson."

Mais le Rosier secoua la tête.

"Mes roses sont rouges", répondit-il, "aussi rouges que les pattes de la colombe, et plus rouges que les grands éventails de corail qui s'agitent sans cesse dans la caverne de l'océan. Mais l'hiver a glacé mes veines et le froid a détruit mes bourgeons, et l'orage a brisé mes branches, et je n'aurai pas de roses cette année."

"C'est une rose rouge que je désire", s'écria le Rossignol, "rien qu'une rose rouge! N'y a-t-il aucun moyen de l'obtenir?"

"Il y a bien un moyen", répondit le Rosier, "mais il est si terrible que je n'ose te le dire."

"Dis-le-moi", pria le Rossignol, "je n'ai pas peur."

"Si tu veux une rose rouge", dit le Rosier, "il faut que tu la crées avec de la musique, au clair de lune, et que tu la teintes du propre sang de ton cœur. Il faut que tu chantes pour moi avec ta gorge contre une épine. Toute la nuit, il faut que tu chantes pour moi et que l'épine perce ton cœur, et le sang de ta vie doit couler dans mes veines et devenir mien."

"La Mort est un grand prix à payer pour une rose rouge", s'écria le Rossignol, "et la Vie est très chère à tous. Il est agréable de s'asseoir dans le bois vert et de contempler le Soleil dans son char d'or, et la Lune dans son char de perles. Doux est le parfum de l'aubépine, et jolies sont les campanules qui se cachent dans la vallée, et la bruyère qui fleurit sur la colline. Mais l'Amour vaut mieux que la Vie, et qu'est-ce que le cœur d'un oiseau comparé au cœur d'un homme?"

Et il étendit ses ailes brunes et prit son vol. Il parcourut le jardin comme une ombre, et comme un ombre il vogua vers le bosquet.

Le jeune Etudiant était encore couché sur l'herbe, là où il l'avait laissé, et il y avait encore des larmes dans ses beaux yeux.

"Sois heureux", s'écria le Rossignol, "soi heureux; tu auras ta rose rouge. Je la créerai avec de la musique au clair de lune, et la teinterai du propre sang de mon cœur. Tout ce que je te demande en retour, c'est que tu sois un amant véritable; l'Amour est plus sage que la Philosophie, bien qu'elle soit sage, et plus puissant que le Pouvoir, bien qu'il soit puissant. Ses ailes sont couleur de flamme, et couleur de flamme est son corps. Ses lèvres sont douces comme miel et son haleine est comme l'encens."

L'Etudiant leva les yeux et écouta, mais il ne pouvait comprendre ce que lui disait le Rossignol, car il ne savait que les choses qui sont écrites dans les livres.

Mais le Chêne Vert comprit, et il s'attrista, car il aimait chèrement le petit Rossignol qui avait fait son nid dans ses branches.

"Chante-moi une dernière chanson", murmura-t-il, "je serai bien seul quand tu seras parti."

Et le Rossignol chanta pour le Chêne Vert, et sa voix était comme de l'eau qui coule en murmurant d'un vase d'argent.

Quand il eut fini son chant, l'Etudiant se leva et tira un carnet et un crayon de sa poche.

"Il a de la technique", se dit-il en traversant le bosquet, "on ne peut le lui dénier; mais a-t-il du sentiment? Je crains bien que non. En réalité, il est comme la plupart des artistes; il est tout style et sans sincérité. Il ne se sacrifierait pas pour les autres. Il ne pense qu'à la musique, et chacun sait que les arts sont égoïstes. Et pourtant il faut admettre qu'il a quelques belles notes dans la voix. Quel dommage qu'elles ne signifient rien ou ne servent à pas grand-chose!" Et il rentra dans sa chambre, s'étendit sur son grabat, et se mit à songer à son amour; et après un certain temps, il s'endormit.

Et quand la lune brilla dans le ciel, le Rossignol vola vers le Rosier et mit sa gorge contre l'épine. Toute la nuit, il chanta, avec sa gorge contre l'épine, et la froide Lune de cristal se pencha pour écouter. Toute la nuit il chanta, et l'épine entra de plus en plus profondément dans sa gorge, et le sang de sa vie s'en alla de son corps.

Il chanta d'abord la naissance de l'amour dans le cœur d'un jeune homme et d'une jeune fille. Et sur la plus haute branche du Rosier fleurit une rose merveilleuse, pétale après pétale, comme chant après chant. D'abord elle fut pâle, pâle comme les vapeurs suspendues au-dessus de la rivière, pâle comme les pieds du matin, et argentée comme les ailes de l'aube. Comme l'ombre d'une rose dans un miroir d'argent, comme l'ombre d'une rose dans un étang, ainsi était la rose qui fleurit sur la plus haute branche du Rosier.

Mais le Rosier cria au Rossignol de se presser plus fort contre l'épine. "Presse-toi plus fort, petit Rossignol", cria le Rosier, "sinon le Jour viendra avant que la rose soit finie."

Et le Rossignol se pressa plus fort contre l'épine, et son chant s'éleva de plus en plus car il chantait la naissance de la Passion dans l'âme d'un homme et d'une femme.

Et une délicate rougeur apparut sur les pétales de la rose, comme la rougeur sur le visage de l'époux quand il baise les lèvres de l'épousée. Mais l'épine n'avait pas encore atteint son cœur, de sorte que le cœur de la rose demeurait blanc, car seul le sang d'un Rossignol peut empourprer le cœur d'une rose.

Et le Rosier cria au Rossignol de se presser plus fort contre l'épine. "Presse-toi plus fort, petit Rossignol", cria le Rosier, "sinon le Jour viendra avant que la rose soit finie."

Et le Rossignol se pressa plus fort contre l'épine, et l'épine toucha son cœur, et une douleur cruelle le transperça. Plus cruelle était la douleur et plus farouche devint son chant, car il chanta l'Amour qui est parachevé par la Mort, l'Amour qui ne meurt point dans le tombeau.




Et la rose merveilleuse devint pourpre, comme la rose du ciel d'Orient. Pourpre était le cercle des pétales, et pourpre comme un rubis était le cœur.

Mais la voix du Rossignol s'affaiblit de plus en plus, et ses petites ailes se mirent à battre, et un voile descendit sur ses yeux. Son chant s'affaiblit de plus en plus et il se sentit étouffer.

Puis son chant jaillit pour la dernière fois. La Lune l'entendit, elle en oublia l'aube et s'attarda dans le ciel. La rose rouge l'entendit, et elle trembla toute d'extase, et ouvrit ses pétales à l'air frais du matin. L'écho le porta jusqu'à sa caverne violette, sur la colline, et éveilla de leurs rêves les bergers endormis. Il flotta à travers les roseaux de la rivière, qui portèrent son message jusqu'à la mer.

"Regarde, regarde!" s'écria le Rosier, "la rose est finie, maintenant"; mais le Rossignol ne répondit pas, car il était mort et couché dans l'herbe haute, avec l'épine dans son cœur.

Et à midi, l'Etudiant ouvrit sa fenêtre et regarda dehors.

"Quoi, quelle chance merveilleuse!" s'écria-t-il; "voici une rose rouge! Je n'ai jamais vu de ma vie une rose pareille. Elle est si belle qu'elle doit avoir, j'en suis sûr, un nom latin très long"; et il se pencha et la cueillit. 

Puis il mit son chapeau et courut à la maison du Professeur, avec la rose dans sa main.

La fille du Professeur était assise sur le seuil, enroulant de la soie bleue sur un dévidoir, et son petit chien était couché à ses pieds.

"Vous avez promis de danser avec moi si je vous apportais une rose rouge", s'écria l'Etudiant. "Voici la rose la plus rouge du monde. Vous la porterez ce soir près de votre cœur, et, tandis que nous danserons ensemble, elle vous dira combien je vous aime."

Mais la jeune fille fronça le sourcil.

"Je crains qu'elle n'aille pas avec ma robe", répondit-elle; "et, de plus, le neveu du Chambellan m'a envoyé quelques vrais joyaux, et tout le monde sait que les joyaux coûtent beaucoup plus que les fleurs."

"Eh bien! sur ma parole, vous êtes une ingrate", dit l'Etudiant avec colère; et il jeta la rose dans la rue, où elle tomba dans le ruisseau et fut écrasée par une voiture.

"Ingrate!" dit la jeune fille. "Je vous dis, moi, que vous êtes bien impoli; et, après tout, qu'êtes-vous donc? Vous n'êtes qu'un étudiant. Vraiment, je ne crois même pas que vous ayez à vos souliers des boucles d'argent, comme en a le neveu du Chambellan." Et elle se leva de sa chaise et rentra dans la maison.

"Quelle chose absurde que l'Amour", dit l'Etudiant en s'en allant. "Il n'est pas à demi aussi utile que la Logique, car il ne prouve rien, et il raconte toujours des choses qui n'arrivent jamais, et il vous force à croire des choses qui ne sont pas vraies. En fait, ce n'est rien de pratique, et comme à cette époque être pratique est l'essentiel, je retournerai à la Philosophie et j'étudierai la Métaphysique."

Et il revint dans sa chambre, tira un gros livre poussiéreux et se mit à le lire.

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